Le présent ouvrage est le carnet intime de la comtesse Isabella Von Carstein; il est de la taille d'un petit cahier, sa couverture est faite de cuir noir et ses pages semblent anciennes. Sur la première page sont notés les noms et prénoms de la propriétaire du carnet, et le premier texte écrit est daté de l'an 1578. Connaissant la nature non-humaine de la comtesse, il est certain que le contenu de ce cahier n'est en rien une mauvaise blague.Sombre Carnet D’Une Comtesse Immortelle
Ou comment s’amuser du malheur des humains.
3 Juin 1578, manoir Von Carstein, AllemagneVoilà une semaine que j’ai atteint l’âge de 22ans et je prends la décision de tenir ce carnet à dater de ce jour. Je n’y écrirai pas de manière quotidienne, mais uniquement quand cela me semblera nécessaire, par exemple si je venais à vivre une situation inhabituelle, ou bien si je considère que cela fait trop longtemps que je n’ai pas laissé parler ma plume. 22ans donc, que le temps passe vite ! Cela fait déjà 16ans que Père nous a quittés et, bien que je ne garde que très peu de souvenirs de lui, il me manque énormément ; heureusement pour moi, Mère est toujours là et bien présente, s’occupant à merveille de moi avec l’aide de tante Abigail et tante Erika, elles m’ont toutes les trois éduquées de la meilleure manière qui soit afin de bientôt prendre la place de Comtesse dans la famille, car il se trouve que je fais partie de la lignée directe descendant de Mannfred, mon aïeul, et accessoirement noble ayant une certaine autorité à l’époque, autorité qui s’est légèrement délitée au fil des années, mais le nom Von Carstein fait encore trembler les villageois qui nous doivent, et ce depuis des années, obéissance et servitude. Je suis donc l’héritière légitime de ma famille et mon éducation a été prodiguée en ce sens.
Seule ombre au tableau, Mère s’est mise en tête de me trouver un époux, et donc depuis mon 22e anniversaire j’ai déjà pu rencontrer trois prétendants ; je ne vous cache pas qu’ils étaient assez charmants, mais aucun ne me convenait. Je les ai congédiés sous le regard déçu de Mère, jamais personne ne m’imposera quoi que ce soit, et encore moins la présence d’un homme à mes côtés ; si je dois en épouser un, c’est à moi de le choisir et à personne d’autre. Mais ça, Mère ne semble pas le comprendre, elle a déjà prévu nombre de rencontres avec d’autres prétendants, encore quelques hommes qui vont connaître la déception de s’être déplacés jusqu’au manoir pour rien. J’espère seulement qu’un jour elle réalisera qu’elle n’arrivera à rien en agissant de la sorte avec moi.
La voilà qui m’appelle, le prétendant numéro quatre vient de faire son entrée et je me dois de le rencontrer. Va-t-il tenir plus longtemps que les autres?
7 Septembre 1578, manoir Von Carstein, Allemagne Malgré mes nombreux refus et le nombre croissant soupirants congédiés sans même leur avoir laissé de temps de s’exprimer, Mère continue de me faire rencontrer des hommes jour après jour, elle ne veut pas voir la réalité en face et s’obstine donc dans sa croisade pour me trouver un époux digne de mon rang. Malgré ses efforts je camperai sur mes positions, elle ne me forcera pas à épouser l’un de ces inconnus, jamais elle n’y parviendra. Bien sûr je ne passe pas mes journées à rejeter les hommes, je dois également parfaire mon éducation en vue de reprendre le titre de comtesse, et pour cela Mère et mes tantes me font suivre des cours auprès d’un percepteur, le meilleur de toute la haute-Bavière d’après les dires de Mère. Il est vrai que son enseignement est des plus complets, et j’apprends encore énormément de choses. D’ici quelques années je gagnerai officiellement le titre de « Gräfin Von Carstein », c’est Mère qui détient actuellement ce rang. Je ne souhaite absolument pas sa mort, loin de là, mais elle ne pourra garder ce titre lorsque j’aurai atteint l’âge d’être comtesse, car Père était un Von Carstein, pas elle ; je dois attendre d’avoir atteint l’âge de vingt-cinq ans pour enfin obtenir ce qui me revient de droit. Et à ce moment-là seulement Mère cessera de m’imposer ces rendez-vous inutiles et dérangeants, je serai enfin indépendante, libre de gérer ma vie comme bon me semble… J’ai hâte.
Je pourrai dès lors remettre un peu d’ordre dans le manoir et revoir la politique familiale en ce qui concerne nos servants. Je trouve Mère beaucoup trop laxiste à leur sujet, ces gens ne sont pas de notre monde et nous leur offrons la chance de gagner quelques sous en travaillant pour nous, il n’est donc pas nécessaire d’être prévenant et gentil à leur égard comme Mère le fait. Je ferai en sorte qu’ils nous respectent et nous craignent comme c’était le cas il y a plusieurs années encore. Nous ne devons pas faire preuve de faiblesse face aux petites gens, sans quoi ils risquent de prendre de l’assurance et, qui sait, ils se rebelleront peut-être un jour contre nous, voulant reprendre leur liberté et nous ôter nos droits, à nous les nobles. Jamais je ne permettrai que cela arrive, jamais.